Le dernier...

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Message non lude Une histoire de CX... » 01 juil. 2006, 11:32

Bonjour, les CXgens !!
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Une histoire de CX...
Invités
 

Message non lude Une histoire de CX... » 01 juil. 2006, 11:36

Peut-être que j'ai eu un nom, ou même un prénom, un jour, il y a longtemps, mais je n'en sais rien. Peut-être même que j'ai eu une mère, et je suppose d'ailleurs que c'est inévitable, mais je pourrais aussi bien résulter du croisement d'une routière et d'un chien de berger, pour ce que j'en sais. J'aurais les pneus de l'une et les habitudes de l'autre. Courir derrière le troupeau, renifler l'air du temps, pisser contre les arbres quoi, tout ça. Sauf que, s'il faut être honnête, je ne cours pas vraiment derrière le troupeau : d'abord, si moi je cours, faut croire que lui galope, vu la distance qui s'étend en permanence entre nous, jusqu'au moment où il s'arrête et où, enfin je le rattrape ; ensuite, si je suis le chien et lui le troupeau, c'est que les moutons ont la rage et que les chiens broutent. Comme ma bécane, tiens, d'ailleurs. Serait temps qu'on s'arrête, les potes : j'ai des révisions à faire.

En réalité, je ne les appelle pas "les potes". Ils me le feraient ravaler avec mes dents. Mais j'ai encore le droit de le penser, non ? Bien que, toujours pour être honnête avec moi-même, ils ne soient pas vraiment des potes. Rien qui ressemble à des amis, rien qui remplace une famille : c'est juste la bande, et je n'ose même pas dire la mienne, parce que s'ils m'entendaient penser, ils m'expliqueraient nettement que rien ne m'autorise à me servir de ce genre de mots, ni envers eux, ni envers rien. Sauf envers ma bécane, mais personne d'autre n'en veut, et personnellement je la changerais bien pour une autre, s'il en restait.

Donc, pour en revenir au sujet, je me demande bien comment on m'aurait appelé, si on avait eu l'idée de me baptiser ; un jour, j'ai trouvé un calendrier et j'ai suivi la liste des noms pour voir s'il y en avait un qui me rappelait quelque chose, mais pas du tout, à part Noël, qu'on avait justement fêté cette année-là, avec beaucoup de bière, du corned-beef frit et un arbre qu'il fallait faire brûler. Je ne sais pas pourquoi. Alors j'ai laissé tomber mes recherches, et depuis je me contente de ce qu'on m'a donné : pour tout le monde, je suis le Dernier. D'ailleurs ce n'est pas complètement débile comme nom, d'abord parce qu'il y en a un paquet dans la bande, qui ont un nom du même style, je veux dire des noms qui veulent dire quelque chose, comme le Tonneau, le Gros sur la Kawa, ou Tête de Porc, un Chauve avec une Anglaise. Mais ils ont aussi des vrais noms, ce qui fait qu'on peut les appeler un coup d'une façon, et un coup d'une autre, et ils savent toujours que c'est eux. Quoique, dans ce cas, je sais toujours que c'est moi le Dernier, mais ce n'est pas exactement pareil.

J'aurais bien aimé avoir un nom comme ceux du calendrier, surtout qu'il y en a aussi qui veulent dire quelque chose, ce qui me plait bien : Bienvenu, par exemple, comme dans "Tu n?es pas le bienvenu", ou Juste, comme dans "Qui t'as dit que c'était Juste ?"

Ces derniers temps, je suis assez content : je pense de plus en plus souvent et, j'espère que ce n'est pas qu'une impression, de mieux en mieux. C'est sûr que ça ne m'amène pas à grand-chose, mais c'est un peu comme si ça remplissait ma vie en même temps que ma tête. On dirait que ça marche à la fois de mon cerveau vers l'extérieur et de l'extérieur vers mon cerveau. Je m'explique : quand je réfléchis, comme ça, je vois plus de choses sur la route ; donc ça fait des idées qui amènent des remarques qui parfois deviennent des souvenirs. C'est comme ça que j'ai compris, il n'y a pas longtemps, comment la bande fonctionnait ? fonctionner, ça veut surtout dire se déplacer ? sur deux circuits, un circuit habituel, balisé de camions-citernes encore un peu pleins et de caches à nourriture, et un circuit inhabituel, toujours différent, où l'on essaye de trouver d'autres sources d'approvisionnement.

Avant, je ne m'en serais jamais aperçu, mais d'un coup j'ai découvert qu'il y avait certaines routes que je connaissais par c?ur : je ne pensais pas encore à grand-chose, à l'époque, mais ça m'a fait bizarre de découvrir que, parfois, on n'a pas besoin de réfléchir pour tomber deux vitesses et donner à son corps la bonne inclinaison pour le virage que l'on pas encore vu. C'est là que j'ai commencé à comprendre ce qu'était l'habitude : c'était ça ou croire soit que j'étais extralucide, soit que Dieu me protégeait. Et je suis bien placé pour savoir que les deux sont faux : dans les deux cas, je ne serais pas ici. Avec eux.

Eux : ceux qui distribuent les rations, et qui m'en privent systématiquement s'il n'y en a pas assez. Ceux qui m'ont laissé tout seul, un jour ou l'essence faisait défaut au retour de l'une des régions habituelles, en me disant de rentrer à pied. Ceux qui m'envoient couper du bois, chercher de l'eau, creuser des latrines, monter les tentes, faire à manger, en me signalant que c'est normal parce que je suis le Dernier. C'est pas vrai, d'ailleurs : après moi, il y en a eu quelques dizaines qui ont rejoint la bande. D'accord, pas mal sont morts, et tous étaient plus vieux que moi, mais c'est pas une raison pour que ce soit toujours moi qui me tape les corvées. De temps en temps, rarement mais j'aime autant, on m'appelle aussi Va Chercher.

Je ne suis encore pas tout à fait sûr, mais ils doivent croire que je suis complètement abruti. Ce qui n'est pas faux à cent pour cent d'ailleurs, mais je crois que c'est en train de changer.

Tiens, le coup de ceux qui sont arrivés après moi : je l'avais complètement oublié, jusqu'au moment où de vagues souvenirs ont commencé à faire surface, comme pour les routes que je connaissais ; je me suis souvenu de Truck, qui était tout maigre quand il est arrivé, avec un trial de récup' tellement haut pour lui qu'il devait grimper sur un gros caillou pour se mettre en selle. Quelques jours plus tard, il avait déjà doublé de volume, surtout à la hauteur de la ceinture, et tous les anciens lui faisaient régler leur bécane. Total, au bout d'une semaine, il roulait sur une Guzzi de la réserve, une Calif 1000 que je lorgnais depuis des mois. Il s'est fait tuer, depuis. Je ne sais plus comment, mais la Guzzi est retournée dans la réserve, et j'ai toujours ma Honda à pneus lisses.

Et l'autre, le grand, comment il s'appelait déjà ? Un nom de bécane, Ninja, ou Tiger, j'ai oublié. Pareil : son arrivée, son installation, sa mort, c'était il n'y a pas si longtemps, mais personne ne l'as jamais appelé le Dernier, lui. Puisque c'est toujours moi.
Maintenant, de plus en plus souvent, une question me vient à l'esprit: pourquoi est-ce que je reste? Et la réponse est toujours la même : où j'irais ? C'est ennuyeux de répondre à une grande interrogation par une autre, mais c'est tout ce que je trouve à me répondre.

Je ne connais personne d'autre que la bande et rien d'autre que son circuit; je ne me souviens pas d'avoir vécu avec quelqu'un d'autre et ailleurs. Ca me fait peur, et pourtant, d'habitude, je n'ai peur de rien. Mais je commence à croire que l'on m'a dressé pour ça.

Par exemple, si je suis le Dernier, c'est aussi parce que c'est ma place : quand on roule, ça fait une grosse masse noire qu'une quarantaine de bécanes brillantes et grondantes comme un vol de mouches, moitié customs, moitié routières, rien au-dessous de 750 cm3, et 200 mètres derrière, tout seul, il y a moi et 500 CX.

Mais si, en dehors du circuit habituel, on tombe sur un pont avec une drôle d'allure, drôle dans le sens avec beaucoup de rouille, plus de garde-fou et une passerelle fortement bombée vers le torrent, un peu plus bas, on m'appelle. Là, d'un coup, je deviens le Premier, comme dans "C'est toi qui passe le Premier". Parfois, je tombe, mais généralement, je passe: arrivé de l'autre côté, j'attends que les autres traversent à leur tour en suivant lentement mon trajet ? ou en évitant le gros trou plein d'échardes métalliques ou j'ai planté ma roue avant -, et je reprends ma place. C'est pareil en hiver, quand le fleuve a gelé et qu'on gagne quinze kilomètres en coupant au milieu. C'est toujours moi qui vais vérifier si la glace est assez épaisse. Si elle ne l'est pas, les autres font le tour, pendant que je tracte ma Honda hors de l'eau ? je m'attache toujours à un câble, pas pour moi, mais pour que la bande puisse suivre une trajectoire bien droite si j'atteins l'autre côté ? et je rentre en la poussant? Ca réchauffe. Parfois je me dis que je pourrais rejoindre une autre bande, mais c'est un peu compliqué. L'avantage, c'est qu'ils ne me connaîtraient pas, et que, peut-être, si je faisais attention, ils ne me prendraient pas pour leur chien. Je pourrais même rouler en tête, ou au milieu pour changer, surtout s'ils me donnaient une autre bécane. Le désavantage, et quand je dis "le" c'est pour résumer, c'est qu'ils pourraient me tuer. Et puis, j'imagine le pire, mais c'est par habitude, on pourrait croiser la bande actuelle, et j'ai déjà vu ce qu'ils font à ceux qu'ils appellent des traîtres. Bon, ce n'est pas vraiment méchant, mais je n'ai pas envie de me taper encore une fois cinquante kilomètres de désert, surtout tout nu et saignant partout où on m'aurait raclé mes tatouages, si j'en avais; déjà, la première fois, j'étais habillé, puisqu'ils m'avaient laissé juste pour prendre mon essence, et qu'est-ce que j'avais pris comme coups de soleil ! C'est vrai que j'avais mis plus de temps que prévu, mais je ne pouvais pas laisser ma bécane, surtout avec la tempête de sable qui avait duré juste assez longtemps pour effacer la route ? Parce que, j'ai beau dire, j'y tiens. Je n'ai rien d'autre.

D'un autre coté, peut-être qu'ils ne me reconnaîtraient pas.

Bon, assez réfléchi. Je crois qu'on va s'arrêter pour la nuit: je vois tous les feux de freins s'allumer devant moi, comme des yeux de bête, et il va sûrement falloir que j'aille monter quelques tentes. J'espère qu'ils ne vont pas encore s'amuser à lancer les chiens sur moi, ça ne me plait pas de leur mettre des coups de botte.

J'ai l'impression d'être déjà venu par ici. Au début, non, à cause de l'obscurité, mais j'ai repéré des espèces de grands pins, de vieilles tables en bois avec des bancs, plusieurs traces de feu, et ça m'est revenu : on a dû passer ici deux ou trois fois, peut-être plus, pour grimper vers un col, une sorte de frontière, je crois, où il y a une flopée de magasins encore utilisables, et une autre fois pour descendre dans une grande plaine où il y avait un monde fou. On croisait tellement d'autres bandes, dont quelques-unes même pas en moto, qu'on a mis une journée pour faire dix kilomètres, la moitié du temps à se battre, l'autre moitié à passer par les bois pour ne pas se faire repérer. Au bout d'un moment, les bois ont commencé à manquer et on a fait demi-tour : l'un des anciens a dit que ce n'était pas rentable, si on s'amusait à perdre un homme par kilomètre.

En m'endormant sous ma bâche, je me demandais quelle route on choisirait, demain.

Après une nuit glaciale, j'étais plutôt content d'aller rouler au soleil levant. Mes mains commençaient à dégeler, et mon absence de gants à s'oublier ; j'en aurai peut-être une paire, un jour, si je n'ai pas encore à choisir entre ça et des bottes. Et puis j'ai eu un vrai coup de chance : au lieu de monter vers le col, où j'avais failli perdre deux doigts, la bande a bifurqué et pris une route que je ne connaissais pas. Ca descendait sec, et les arbres étaient si hauts qu'on circulait comme entre deux murailles.

Les motards de tête ont ralenti, de plus en plus, et négociaient chaque tournant avec la prudence de ceux qui se demandaient s'il y a encore de la chaussée après. Au premier éboulis, on m'a appelé. Une partie de la route s'était effondrée, côté ravin, entraînant quelques arbres avec elle, et on distinguait, au loin, et bien plus bas, une bande de terre jaunâtre comme une mer grise. La rocaille qui barrait la route ne m'inquiétait pas trop: c'était surtout de gros rochers bien massifs, qui retenaient une belle avalanche possible de leurs confrères, mais ils n'avaient pas l'air de vouloir se remettre à rouler pour une petite vibration de moteur, vu la taille des nids qu'ils s'étaient faits dans le bitume. On pouvait passer sans trop de mal entre eux, et j'y suis arrivé sans mettre un pied par terre, et sans en toucher un : on ne sait jamais.

Les autres m'ont suivi, sont passés, et j'ai repris ma place à l'arrière-garde. L'éboulis suivant était beaucoup moins agréable: ça faisait comme une langue de terre granuleuse, hérissé de milliers de cailloux explosés, du flanc de la montagne au ravin. J'ai préféré y aller à pied, pour commencer, et j'ai glissé au bout d'un mètre, le pied ripant sur une pierre enfouie sous la terre; du coup, comme j'étais plus près, j'en ai profité pour tâter le terrain: c'était à mi-chemin entre la boue et le sable humide, avec des pierres coupantes en attente comme de mauvaises surprises. Pas très stable, pas très sain, ni pour des pieds, ni pour des pneus, mais sans grand risque de glissement de terrain: j'ai pu le confirmer me relevant, puisque j'étais toujours au niveau de la route, et pas huit cents mètres plus bas.

Il nous a donc suffi d'aller chercher quelques arbres sur les cotés, et de les placer de façon à étayer l'éboulis en amont. Ensuite, j'ai déblayé un passage à peu près plat, un peu trop près de l'aval pour mon goût, je suis remonté sur ma bécane et on m'a envoyé en avant pour vérifier mon travail.
L'éboulis suivant était mieux : que de l'eau pas trop froide pour un torrent, sans mousse pour déraper dessus et se casser la jambe, sans pierres anguleuses pour se crever un pneu. Du gâteau. Et j'avais pensé à enlever mes bottes avant de traverser.

La journée est passée vite ? Le soir s'est bien passé aussi, surtout que ceux qui avaient des chiens les avaient lâchés pour qu'ils aillent se chasser quelque chose de frais à manger. J'ai dormi comme si on m'avait assommé, et je me suis réveillé en pensant qu'on en avait sans doute fini avec les éboulis.

Trois heures plus tard, je les ai regrettés.

On avait déjà fait deux petites pauses, et je m'étais tenu bien à l'écart de la bande, qui donnait des signes dangereux d'excitation. Je connais ça : quand on a roulé trop longtemps sans rien trouver d'intéressant, on commence à penser aux réserves, et d'un seul coup, il n'y a plus une seule bande, mais deux ou plus encore : une qui veut continuer, parce, sûr de sûr, juste après la quatorzième colline attend l'Eldorado, c'est-à-dire au moins une raffinerie et trois magasins de gros avec réfrigérateurs géants encore en état de marche, une autre qui veut faire demi-tour au nom de la prudence et du ras-le-bol, ça se confond facilement, et peut-être une troisième qui propose d'essayer la route secondaire, jamais goudronnée, et à peine visible sous l'herbe qui la recouvre, qui doit certainement mener à une quelconque mégapole. Après ça, j'avais courageusement maintenu le plus de distance possible entre eux et moi, sans crainte de les perdre puisque le bruit des moteurs me précédait. La vraie montagne était loin derrière, et on suivait une série de collines bien molles, avec des virages larges comme des autoroutes. Quand le bruit qui me guidait a perdu en puissance, je ne me suis pas inquiété, en croyant à une nouvelle pause, et je suis resté à la même vitesse, c'est-à-dire la plus basse possible: on me donne toujours le fond crasseux des réservoirs et des jerricans, et ce qu'il y a dans mon moteur doit ressembler plus à du goudron qu'a de l'essence, ce qui n'est pas excellent pour la carburation. Je pensais tenir sans trop d'ennuis jusqu'au soir.

Je roulais doucement, et je rêvais à l'impossible : peut-être que, cette fois, avec tout ce que j'avais fait pour la bande, on me permettrait de changer mes pneus, et peut-être aussi ma selle, crevée de part en part, avec une vieille mousse jaune et dure comme du caillou qui en bavait; la même allure que la gueule d'un chien enragé, l'aspect inquiétant en moins. Et, avec vraiment de la chance, je pourrais refaire mon circuit électrique, autrement qu'avec du scotch, je veux dire. L'un des motards s'est détaché du groupe à l'arrêt et a commencé à rouler vers moi; j'ai encore ralenti, en sentant des pensées de coupable remplacer mes espoirs, alors que je n'avais rien fait de mal, mais pour une fois, c'était le bon réflexe: en arrivant à dix mètres, l'autre a mis la gomme, et j'ai juste eu le temps de voir que c'était l'un des nouveaux, celui avec le nez coupé en deux, avant de recevoir sa botte gauche en plein dans l'estomac, ou le foie, bref, dans les tripes. J'ai tout lâché sous le choc, et je n'étais même pas encore retombé par terre que je voyais ma bécane glisser sur le flanc dans une jolie traînée d'étincelles. Je ne me suis pas fait très mal à l'arrivée, là aussi j'ai de bons réflexes, et j'ai entendu des exclamations s'élever de la bande, un peu plus loin. Je savais ce qu'ils disaient, même si ça arrive à tout le monde de tomber et que là, franchement, c'était autre chose qu'un dérapage incontrôlé : "Le Dernier s'est encore vautré." Parce que c'était comme ça : les autres avaient des accidents, et moi je me vautrais.

Je n'ai pas eu le temps de finir de penser que Deux-Nez s'est approché, et m'a mis un autre coup de botte ; heureusement, il n'a pas voulu se donner la peine de descendre pour ça, et qui fait qu'il a raté mes testicules et m'a juste un peu décollé un muscle de la cuisse. En même temps, je l'entendais gueuler qu'on m'attendait depuis des plombes, et qu'est-ce que je foutais, et est-ce qu'il fallait qu'il vienne me chercher pour que je bouge ma carcasse et ainsi de suite. Donc, je me suis relevé, j'ai boitillé jusqu'à ma pauvre bécane toute abîmée, enfin, un peu plus que tout à l'heure, et j'ai rejoint la bande.

Je n'ai rien dit. En fait, je ne peux pas. J'ai arrêté de leur parler il y a quelque temps, et maintenant je n'y arrive plus du tout. Personnellement, ça ne me gêne pas vraiment, et je crois qu'ils ne s'en sont même pas rendu compte.

Ils s'étaient arrêtés à cause d'une portion de route un peu inquiétante: il y avait sûrement eu des pluies ici, et pas juste une petite bruine rafraîchissante, avec un bon gros soleil entre les accalmies, ce qui n'avait pas plu au bitume. Sur deux cents à trois cents mètres, on aurait juré de la peau de lézard, avec des fissures plus ou moins profondes entre les plaques plus ou moins horizontales. Alors j'ai fait mon boulot: j'ai louvoyé au ralenti là-dessus, en soulevant l'avant de la moto pour passer des crevasses un peu trop larges pour son bien, et puis, comme d'habitude, j'ai attendu que les autres me rejoignent et me dépassent. J'avais mal au ventre, mal aux fesses, mal à la cuisse, mais ça n'a pas eu l'air de suffire à Deux-Nez : en passant, il m'a mis un dernier coup de pied, pour la route, et je suis tombé d'un bloc, encore assis sur ma bécane, avec tout son poids sur ma jambe gauche.

Quand j'ai réussi à me sortir de là-dessous, ils étaient bien à deux kilomètres, d'après le bruit, mais je n'ai pas accéléré pour les rattraper. Comme ils le disent toujours, rien ne me sert de leçon. J'ai une vraie tête de pioche.

Pendant le reste de la journée, on a continué à alterner pauses et courts trajets, ce qui voulait dire que personne ne savait vraiment où on allait, mais que quelqu'un était persuadé que c'était la bonne direction. Les engueulades éclataient maintenant à chaque arrêt, et j'ai pensé, pour ma sécurité, qu'il fallait que je me tienne juste assez près pour les entendre m'appeler, au cas où, et juste assez loin pour éviter les coups, au besoin. De toute façon, on atteignait le point de non-retour: encore quelques kilomètres, et on n'aurait plus assez d'essence pour rentrer chez nous, même si la notion restait assez vague.

C'est à ce moment-là que l'on a vu l'Eldorado.

On était encore à flanc de colline, et il se dressait juste en face de nous, tout en cheminées démesurées, énormes silos et longs bâtiments plats, avec une immense jetée dont l'extrémité avait plongé dans la mer. Entre lui et nous, bordée d'un coté par les vagues, de l'autre par des marais, s'étendait une large bande sableuse, un peu irrégulière du coté ou l'eau s'avançait mais droite comme une avenue là où un remblai la séparait des marais. Elle était longue de deux ou trois kilomètres, et parfaitement plate. Vu d'en haut, on aurait juré une piste d'atterrissage.

Je ne me souviens même pas d'avoir suivi la route jusqu'en bas, mais arrivé là, l'impression s'est renforcée : une partie du terrain était bordée de grillage sur quatre mètres de haut, partiellement effondré par endroits, et une barrière encore un peu rouge et blanche marquait l'entrée; sur les panneaux mangés par le sel, on ne distinguait plus une lettre. La route continuait le long du grillage, à l'extérieur, avant de remonter au-delà des marais, et on la voyait se dessiner tout autour sur l'arc des collines, jusqu'à l'Eldorado. On pouvait continuer par là, et atteindre notre but, ou prendre la piste, et y arriver plus vite. La seule inquiétude, c'était les mines: on avait déjà essayé, une fois, de piller une ancienne base militaire, et elle était entourée d'abord de barbelés, ensuite d'une bande de sable qui ressemblait pas mal à celle là; la base était vide, les barbelés rouillés, mais les mines étaient toujours là, enfouies dans le sable, et on était en plein milieu quand deux motards de tête ont sauté.

Ce jour-là, personne n'avait pensé à m'envoyer en avant, mais je sentais que je n'aurais pas la même chance aujourd'hui.

La décision a été prise en trois secondes, le temps qu'ils arrachent la barrière, qu'ils me sifflent et qu'ils m'ouvrent une haie d'honneur vers la piste.

Je suis passé entre les trente-quatre membres de la bande ? les effectifs étaient en baisse, ces temps-ci ? et j'ai commencé à rouler très lentement au beau milieu de la bande de sable. Dans les marais, à deux cents mètres, des centaines d'oiseaux blancs à longues pattes, immobiles, me regardaient passer.

Le sable était lisse et dur, sans aucune trace, et j'avançais à un bon dix kilomètres/heure, peut-être quinze, en regardant droit devant moi pour essayer de repérer l'endroit où j'allais mourir. J'avais une envie intense de tomber et de me casser une jambe ou deux, ou de sentir mon c?ur engorgé rendre l'âme à ma place, découvrant tout à coup que je m'en foutais d'aller à pied pour le reste de mes jours. Mais non: je continuais à rouler bien droit, il n'y avait aucun banc de gravier en vue pour me permettre de me vautrer honorablement, et ma bécane n'avait aucune raté, pour une fois.
Derrière moi, déjà assez loin, j'ai entendu aboyer les chiens qu'on lâchait vers les marais, pendant que les bons chasseurs devaient charger leurs carabines : ce soir il y aurait de la volaille au menu, mais peut-être pas pour moi.
Quelques instants plus tard, j'ai failli avoir droit à ma chute : un gros clébard hargneux qui ne devait pas trop aimer l'eau avait visiblement décidé de manger de l'homme, et galopait juste à coté de moi en tachant de me tuer en commençant par ma botte. J'étais justement en train de dégager mon pied pour le lui mettre en travers de la gueule, quand je l'ai vu piler, comme face à un danger que je ne voyais pas, puis filer à fond de train vers la colline.

Au même instant, tous les oiseaux des marais se sont envolés, dans le claquement de voiles de leurs ailes, les détonations des carabines et les hurlements hystériques des chiens. Sans réfléchir, j'ai freiné, et j'ai basculé vers l'avant quand mon pneu s'est englouti jusqu'au moyeu dans une surface molle; j'ai pédalé comme un malade pour le sortir de là, sentant la moto comme aspirée par son propre poids. Quand je me suis arrêté, j'avais reculé de dix mètres, facilement, et mon c?ur tapait contre mes côtes en demandant à prendre l'air. J'ai entendu les hurlements de la bande, et j'ai attendu leurs rires, mais, en me retournant sur ma selle, j'ai vu qu'ils étaient tournés vers les marais; Ils n'avaient rien remarqué.

Alors, toujours sans réfléchir, j'ai mieux regardé la piste; au premier coup d'?il, on ne voyait rien de spécial: du sable, et c'était tout. Mais, là où j'avais freiné, ce n'était plus le sable jaune pâle, bien sec, que le vent chassait sur la piste, mais un sable plus lourd, plus gris, un peu brillant sous le soleil rasant. J'ai redémarré doucement en suivant les ornières creusées par ma marche arrière et les trous forés par mes bottes paniquées, en effaçant machinalement mes traces; là ou ma roue avant avait plongé, il y avait un sillon sur le sable jaune, et rien sur le sable gris.

J'entendais toujours des cris et détonations derrière moi, mais je savais que je n'avais plus beaucoup de temps; discrètement, j'ai sorti une grosse clé de ma sacoche, je l'ai laissée tomber toujours aussi discrètement devant mon pied, et je l'ai envoyée d'un bon shoot à dix mètres, en plein dans le gris, et elle a disparu en quinze secondes. Totalement et sans une trace.

La plaque de sable s'étendait sur une bonne quarantaine de mètres de large, et sur deux cents mètres de long à peu près. Ca me semblait suffisant pour ce que je voulais en faire: telle que je la connaissais, grillant d'envie d'atteindre son Eldorado, toute la bande allait foncer à tombeau ouvert à travers la piste, à cinq ou dix de front et dans un nuage de sable bien aveuglant.

Ce que j'aurais voulu savoir, c'était la profondeur du sable gris. Si la terre ferme était à trente ou cinquante centimètres dessous, j'aurais trente quatre motards en colère qui commenceraient par me tabasser en prenant des numéros dès qu'ils se seraient dégagés de là, et qui me feraient nettoyer leurs bécanes avec la langue dès que j'aurais arrêté de saigner. Pas trop grave, et j'avais déjà connu pire. Ils ne m'en voudraient pas vraiment, surtout si je me débrouillais pour me retrouver embourbé avec eux, pas trop loin du bord peut-être: j'étais le Dernier des Abrutis, tout le monde le savais.

Mais si c'était profond ? Vraiment profond ?

Quand ils m'ont appelé, je me suis retourné, et leur ai fait signe d'avancer. Ils ont démarré un par un, l'un derrière l'autre, puis l'écho des reprises est monté dans l'air, leur file s'est brisée pour devenir une ligne, puis la ligne s'est déformée à son tour, et j'ai vu arriver droit sur moi une flèche noire et brillante dont j'étais la cible. J'ai décidé que je voulais bien jouer ce rôle-là pour eux; je ne voulais pas qu'ils manquent la vraie cible, juste derrière moi, à dix mètres. Alors je n'ai pas bougé, et j'ai attendu, comme j'attends toujours qu'ils passent pour reprendre ma vraie place. En dernier.

Ils m'ont évité d'un cheveu, et les cinq cents mètres de piste d'envol, derrière eux, leur avaient donné juste la bonne vitesse. Les trente-quatre moteurs m'ont assourdi un instant, et le vent que créait le passage de la bande m'a fait vaciller sur place pendant qu'elle déboulait tout autour de moi à pleine puissance.

Puis le bruit a changé. Le ronflement des moteurs a tourné au cri, les premiers rires sont devenus des hurlements de rage, et les moteurs ont commencé à se taire, les hurlements se sont mués en appel, la rage en terreur.

Je ne leur ai pas lancé le câble qu'ils me demandaient; je n'ai écouté ni leurs insultes, ni leurs prières, ni leurs promesses, ni leurs menaces. Ils ont tout essayé dans l'ordre, et aussi vite que le sable montait autour d'eux, où qu'ils s'y enfonçaient, j'avais du mal à choisir. Ce sont les sides qui ont tenu le plus longtemps, mais ça n'a pas pris trois minutes en tout.

Pendant un instant pourtant, j'avais failli être tenté de les aider, sûrement parce que c'était la première fois qu'on me suppliait ; peut-être que j'aurais cédé s'ils avaient eu un vrai nom à me donner, mais, à la place, je les ai regardés. Après le sable est devenu tout lisse.

J'ai attendu un moment, pour vérifier. Quand j'ai regardé autour de moi, j'ai vu que les oiseaux s'étaient reposés dans les marais; au loin, au pied des collines, les chiens mangeaient. J'ai démarré, et roulé jusqu'au remblai; il n'était pas très haut, dans les trois mètres, et son sable jaune planté de longues herbes semblait aussi compact qu'un bon ciment. J'ai lancé le moteur, et pris la pente en diagonale; ma bécane n'a pas fait de difficultés et m'a déposé au sommet sans une hésitation. En haut, ça faisait comme une petite route pour moi tout seul, à peine assez large pour mes pneus, mais droite comme un fil entre les marais et la piste. J'ai accéléré doucement, et je voyais l'Eldorado planté juste au bout de ma route. J'ai accéléré encore, vitesse après vitesse, et les oiseaux ont commencé à s'envoler en vagues à ma hauteur.

Alors, comme si le plein régime de mon moteur m'était soudain monté au cerveau, j'ai compris que je serais le premier à atteindre l'Eldorado. J'ai senti une autre vague à l'intérieur de moi ? sans doute que c'était de la joie, mais je n'avais pas trop d'expérience, alors comment savoir ? Peut-être que c'était juste l'accélération. Et puis je suis allé encore plus loin: je n'allais pas être juste le premier, mais bien mieux, et bien plus, je serais le seul. Le Seul. Ca m'allait.

Quand ma petite route a disparu devant moi, quand j'ai vu que le remblai s'effritait là ou les marais et la mer avaient dû se rejoindre bien des fois, j'ai décidé de m'accorder un autre petit plaisir, mis encore un coup d'accélérateur, et ma bécane a décollé le long du vol d'oiseaux blancs. J'ai plané, et le monde entier a semblé ralentir pendant que je découvrais le bonheur. La même impression de perfection, la même sensation de ralenti m'ont accompagné lorsque j'ai touché terre de l'arrière, sans une secousse, juste un équilibre retrouvé quand la roue avant s'est posée à son tour.

Là où je me suis inquiété, c'est quand le ralenti est passé à l'arrêt total.

Quand j'ai baissé les yeux, j'ai vu que le sable gris me montait déjà aux genoux; j'ai regardé mon garde-boue s'effacer, et mon moteur s'est arrêté net. Je n'ai pas essayé de me débattre, de nager à plat ventre sur le sable ou d'escalader ma selle, ni aucune de ces acrobaties ridicules. J'avais vu les autres, et même si cette plaque-là était plus petite que la leur, elle était bien assez grande pour moi. Assez grande et sûrement assez profonde.

Alors j'ai attendu, sans bouger, toujours assis sur ma bécane, pendant que le sable nous avalait, sans que j'arrive à décider si c'était très lentement ou franchement trop vite.

Voilà. Je serai toujours le Dernier.

[hr]

« Le Dernier », nouvelle écrite par Ève DERRIEN, a été publié, dans sa version originale, par la F.F.M.C. dans le Moto Magazine n° 219, à l'été 2005.

Ève DERRIEN, ainsi que Guillaume DAYAN et Alain CORROLER, de Moto Magazine, nous ont aimablement donné l'autorisation de publier cette oeuvre sur le site web du CX Twinning Club.

Qu'ils en soient ici très chaleureusement et amicalement remerciés.

Franck GARDILLOU (aka Franck 37)
François DUFAU (aka La DuF), webmaster
Une histoire de CX...
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Message non lude fphilippe2 » 01 juil. 2006, 14:28

etrange histoire ! elle mériterait quelques chapitres de plus.
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Message non lude franck37 » 01 juil. 2006, 17:09

saluatous,
J'attends vos remarques sur cette histoire, que j'ai voulu sur ce site, parce que je l'ai trouvée excellente, je trouve qu'elle a bien sa place dans les débats actuels qui agitent le club (appartenir ou non à un groupe, la solidarité...)
Je plaisantais bien sûr. :lol:
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Message non lude jlv58 » 01 juil. 2006, 20:42

BRRRRRR. :sawachier: :sawachier: je vais plus oser faire les sorties CX.....
Inquiétante histoire, noire à souhait, dépressive à mort mais très belle. Il faut un ou deux paragraphes pour se mettre dedans....
mais pourquoi une CX ?
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Message non lude franck37 » 02 juil. 2006, 10:12

jlv58 a écrit:BRRRRRR. :sawachier: :sawachier: je vais plus oser faire les sorties CX.....
Inquiétante histoire, noire à souhait, dépressive à mort mais très belle. Il faut un ou deux paragraphes pour se mettre dedans....
mais pourquoi une CX ?


Je crois que l'auteur (EVE DERRIEN) connait bien cette moto, lorsque je l'ai contactée pour lui demander l'autorisation de publier sa nouvelle sur le site, elle m'a dit qu'elle n'avait pas choisi la CX par hazard, mais je n'en sais pas plus.

Mais la CX en moto de fin du monde, me parait crédible, c'est celle qui restera vaillante quand plus rien n'existera, parce que le dernier motard vivant sur terre après la fin du monde, sera un membre du CX TWINNING CLUB ! ! ! ! ! :lol:
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Message non lude parti ailleurs » 03 juil. 2006, 21:28

Eh paulo .... c'est beau une ville la nuit !!!!!!!!!
Oui, je sais, rien à voir avec la choucroute, mais là j'ai les neuronnes qui chauffent alors je fait à l'économie.
parti ailleurs
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